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Photo du rédacteurCécile Petit

Sens au travail, quel rôle pour les managers ?

Le sens au travail est une préoccupation croissante de nos jours. « Comment trouver une activité professionnelle qui a du sens pour soi ? », « Comment retrouver du sens dans son travail ? », … Il est vrai que travail joue souvent une place importante dans la vie. Estelle Morin (2008), professeure titulaire à HEC Montréal en psychologie et développement organisationnel, précise : « Le travail est une activité par laquelle une personne s’insère dans le monde, exerce ses talents, se définit, actualise son potentiel et créé de la valeur qui lui donne, en retour, le sentiment d’accomplissement et d’efficacité personnelle, voire peut-être un sens à sa vie ». Notons toutefois que nous avons tous et toutes un rapport singulier au travail ou à son activité professionnelle.


Dans le cadre de mon activité de psychologue spécialisée sur les questions du travail, je me suis beaucoup intéressée à la thématique du sens. Au départ, j’abordais cette question dans l'optique d’une démarche personnelle, émanant de l’individu. Ainsi, j’accompagnais des personnes à retrouver du sens à titre individuel en développant une meilleure connaissance d’eux-mêmes et en explorant activement de nouvelles pistes. Cela-dit, cette recherche de sens était souvent corrélée à une perte de sens dans leur emploi ou activité. Ce phénomène de perte de sens a même été désigné sous l’étiquette de « brown out » (qui signifie « baisse de courant »). Apparenté à une baisse de courant psychique, il serait souvent relié à l’absurdité des tâches à accomplir au quotidien et à l’opposition à des valeurs profondes. Le brown out entraîne alors un désinvestissement au travail et une forme de retrait. Notons que la perte de sens au travail peut provoquer une dégradation de la santé psychique ou une baisse de l’efficacité professionnelle.


Au-delà du questionnement individuel sur le sens au / du travail, je me suis donc interrogée sur le rôle de l’organisation et plus particulièrement des managers de proximité. S’il est impossible de dire que les managers sont responsables du sens que trouvent les membres de leur équipe au travail, comment peuvent-ils contribuer à donner plus de sens dans des organisations de type grande entreprise ? Quel serait leur rôle ?


Cet article est le fruit de recherches dans différents courants ou disciplines : psychodynamique du travail, clinique de l’activité, psychologie du travail et des organisations, sociologie et sciences de gestion. Loin d'être exhaustif, il présente quelques perspectives sur le sujet.


Le sens au travail

Selon Estelle Morin (2008), qui a conduit une étude intitulée « Sens et travail, santé mentale et engagement organisationnel », il est possible de définir le sens du travail autour de 3 grands axes :

  • La signification du travail, la valeur du travail aux yeux du sujet et la définition ou la représentation qu’il en a. C’est le « pourquoi » de son travail.

  • L’orientation, la direction du sujet dans son travail, ce que le sujet recherche dans le travail et les desseins qui guident ses actions. C’est le « vers quoi » de son travail.

  • L’effet de cohérence entre le sujet et le travail qu’il accomplit, c’est-à-dire entre ses attentes, ses valeurs et les gestes qu’il pose quotidiennement dans le milieu du travail.


Dans cette même étude, Estelle Morin (2008) propose 6 caractéristiques qui donnent un sens au travail :

  • L’utilité du travail : faire quelque chose qui est utile aux autres ou à la société

  • L’autonomie : pouvoir exercer ses compétences et son jugement dans la résolution de problèmes et la prise de décision

  • Les occasions d’apprentissage et de développement : faire un travail qui permet d’apprendre, de développer ses compétences et son potentiel, de se perfectionner et de s’épanouir

  • La rectitude morale : faire un travail moralement justifiable, autant dans son accomplissement que dans les résultats qu’il engendre

  • La qualité des relations : faire un travail qui permet d’avoir des contacts intéressants, des bonnes relations, qui permet de développer une complicité avec ses collègues et d’exercer son influence au sein de son milieu

  • La reconnaissance : avoir le respect et l’estime de ses supérieurs et de ses collègues, être satisfait du soutien, du salaire, des perspectives d’évolution


Concernant la reconnaissance, celle-ci ne se limite pas à des témoignages de gratitude de la part d’autrui. Selon la psychodynamique du travail (courant en psychologie du travail porté par Christophe Dejours), la reconnaissance s’inscrit dans l’organisation du travail sous la forme des moyens accordés pour faire son travail avec soin, c’est-à-dire selon nos critères et nos valeurs éthiques. C’est une idée que l’on retrouve aussi dans le courant de la clinique de l’activité, initié par Yves Clot : la problématique du sens au travail est moins liée à la problématique du bien-être qu’à celle du bien faire pour se retrouver dans ce que l’on fait. Yves Clot (2010) souligne : « Car le socle de la reconnaissance, qu’on ramène trop vite à une reconnaissance par autrui, tient dans la possibilité de se retrouver dans ce qu’on fait. »


Quelles pistes concrètes pour les managers ?

Selon Estelle Morin (2008), les managers peuvent intervenir à 2 niveaux : prévenir la détresse psychologique et promouvoir le bien-être psychologique.

Dans la perspective de prévenir la détresse psychologique, qui est un état de tension et de stress, les managers peuvent :

  • « Donner des orientations claires à leur personnel, ainsi que des objectifs stimulants et cohérents avec la stratégie de l’organisation

  • Valoriser et reconnaître les résultats des personnes

  • Reconnaître les compétences de leur personnel

  • Ajuster la charge de travail aux capacités et aux ressources de chacun

  • Donner du support à leur équipe de façon concrète. »

 

Dans la perspective de promouvoir le bien-être psychologique, qui est un état d’équilibre et d’aisance du corps et de l’esprit, les managers peuvent :

  • « S’assurer que chacun a du plaisir à faire son travail

  • Donner à leur équipe la marge de manœuvre suffisante pour organiser le travail de la façon qui leur apparaît le plus efficace

  • Permettre à leur personnel d’exercer leur jugement et leur influence dans leur milieu

  • Faciliter le développement des relations professionnelles positives et significatives

  • Confier des responsabilités à leur personnel et faciliter le développement professionnel. »


D'autre part, différents courants en psychologie du travail s’accordent pour souligner l’importance des espaces de discussions sur le travail pour donner du sens. Comment les managers peuvent-ils concrètement s'y prendre dans l’animation de leurs équipes au quotidien ? Christophe Dejours et Isabelle Gernet (2012) y apportent une réponse du point de vue du courant de la psychodynamique du travail. Selon ces auteurs, le rôle du manager est de rendre possible la coopération qui passe par la création d’espaces de délibération. Ces espaces de délibération doivent porter sur le travail concret, c’est-à-dire le travail réel qui comprend les difficultés et les échecs, mais aussi sur les opinions de ceux qui travaillent, pour améliorer l’organisation du travail et donc produire des règles de travail. Les managers peuvent donc opter pour une approche managériale tournée vers le "réel de l’activité". Yves Clot (2010) en clinique de l'activité précise : « Le réel de l’activité c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs – ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter – paradoxe fréquent – ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on avait sans avoir voulu le faire ». Ainsi, le travail ne se borne pas au travail prescrit par l'organisation du travail. Il est aussi nécessaire de prendre en considération les activités empêchées ou contrariées au travail.


Ces espaces de délibération favorisent alors le développement de la confiance, indispensable à toute forme de coopération. D'une part, cette coopération doit être horizontale, entre pairs, autour du métier. Elle doit aussi être verticale entre la hiérarchie et les subordonnés et permettre ainsi l’arbitrage d’une autorité fondée sur la compétence et la loyauté.


La contribution spécifique du manager serait ainsi de :

  • Connaître les bases théoriques des espaces de délibération

  • Modérer les pratiques de gestion qui mettent l’accent sur la performance individuelle et encouragent la compétition (comme l’évaluation individuelle des performances)

  • Développer la discussion, l’évaluation collective et la coopération.

 

Enfin, Christophe Dejours et Isabelle Gernet ajoutent que « la reconstruction des relations de confiance passe, pour les managers, par le développement d’habiletés spécifiques en matière d’écoute qui constitue à la fois une responsabilité et une pièce maîtresse de la coopération et du vivre ensemble ». Ils qualifient cette écoute « d’écoute risquée » dans la mesure où le manager doit être prêt à prendre le risque d’être déstabilisé et de remettre en cause sa propre conception du travail.


👉 L'ANACT (Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail) a créé un kit intitulé : Animer des espaces de discussion sur le travail (voir les sources ci-dessous).

Il est destiné à toute personne susceptible d’animer des espaces de discussion sur le travail (manager, chef de projet, consultant, responsable RH, représentant du personnel…).

Il contient des points de repères sur : le processus d’animation, la posture à tenir pour faciliter les échanges et la production du groupe, les outils utiles à la mise en discussion du travail, le rôle des managers. 


Des limites ?

Nicole Aubert, psychologue et sociologue, et Vincent de Gaulejac, sociologue, (1992) mettent en garde contre l’excès de sens donné au travail. Les entreprises sont devenues des « instances pourvoyeuses de sens », c’est-à-dire des lieux de formation, d’épanouissement, d’accomplissement et de réalisation de soi. Les auteurs dénoncent un mode de management qui sollicite fortement le psychique des individus et qu’ils appellent le « système managinaire ». Ce système est un système de management de l’imaginaire qui suscite l’adhésion individuelle de l’intérieur à des fins organisationnelles et de productivité. Cette adhésion, basée sur un investissement passionnel, peut entraîner une symbiose fusionnelle individu-organisation. « En travaillant pour elle [l’entreprise], on travaille aussi pour soi-même, on donne un sens à sa vie, on trouve une raison d’exister là où les systèmes traditionnels ne suffisent plus ». Le danger de cette symbiose est que si, pour n’importe quelle raison, l’entreprise ne reconnaît plus l’individu ou si l’individu ne répond plus aux attentes, il risque de craquer ou de tomber en dépression. Ainsi, il s’agit ainsi pour les individus de trouver la bonne distance pour ne pas fusionner totalement. Il s’agit pour les managers de concilier la performance économique et l’équilibre individuel.

 

Donner du sens en agissant sur le psychisme des sujets (par le biais par exemple de la reconnaissance individuelle) et non sur le travail représenterait un danger. Un management ciblé uniquement sur les personnes et qui ne tiendrait pas compte du travail réel consisterait à focaliser la perte de sens sur des « fragilités » humaines en occultant la dimension organisationnelle et managériale.

 

Matthew Crawford, philosophe, (2009) met en lumière certaines pratiques en entreprise qui éloignent de l’essentiel et coupent du sens des réalités. Il dénonce notamment les jeux de pouvoir et la tendance des managers à parler pour ne rien dire car ils « doivent passer une bonne partie de leur temps à gérer l’image que les autres se font d’eux ». A cela, nous pourrions ajouter les impératifs fréquents demandés aux managers en matière de reporting, de production d’indicateurs ou de gestion. Dans cette perspective, la dimension politique et économique du travail, certainement alimentée par un système organisationnel, pourrait prendre le pas sur sa dimension psychosociale. Cela peut avoir pour conséquence d’éloigner le manager d’un rôle de développement des ressources psycho-sociales au travail.


En conclusion

Le sens au travail est une notion complexe, subjective et propre à chacun. Même s’il ne s’agit pas de mettre en place un management du sens au travail, la question est de savoir comment les managers peuvent prendre en compte le besoin des travailleurs de donner du sens à leur travail. Ainsi, prendre en compte le réel de l’activité et les conditions qui permettent de réaliser un travail de qualité et faire débattre les collectifs sur les critères d’un travail bien fait joueraient un rôle particulièrement important pour aider les travailleurs à donner un sens à leur travail.

 

Il semblerait intéressant de sensibiliser les managers et les dirigeants à l’importance de la prévention et aux conséquences délétères de la perte de sens au travail, dans le cadre d’une action de formation continue (Lhotellier, Arnoux et Bertaud, 2016). Le rôle du psychologue du travail peut être de sensibiliser les managers et les collectifs sur ces sujets et de faciliter la restauration des espaces de délibération sur le travail.

 

Si nous nous replaçons sur la dimension individuelle et subjective de la question du sens au travail, nous pourrions suggérer que les managers interrogent les membres de leurs équipes pour savoir ce qui les stimule au travail, ce qui est important pour eux, ce qu’ils aiment réaliser et ce à quoi ils aimeraient contribuer. Cela pourrait permettre de s’assurer que chacun se sente à sa place au sein de l’organisation.

 

Le sens au travail est un thème central, dont on parle beaucoup dans l’actualité. Pourtant, d’après Bernaud, Lhotellier et al. (2015), « Les questions relatives au sens de la vie et au sens du travail ont été abordés scientifiquement seulement depuis le début du XXIème siècle. Autant dire que c’est un continent entier qui reste à découvrir et que ce sujet devrait faire l’objet d’explorations systématiques pour mieux comprendre le phénomène dans toute sa complexité ». Il n’existe, à ce stade, pas beaucoup d’ouvrages ou d’articles qui abordent véritablement la question du rôle de l’organisation et du management dans leur contribution à donner du sens au travail. Lhotellier, Arnoux et Bernaud (2016) précisent d’ailleurs que « des recherches nouvelles sont à encourager pour mieux comprendre les facteurs qui concourent au développement du sens du travail par les organisations ». Affaire à suivre...


 

Sources :



Aubert N. (1992). Le management « psychique ». International Review of Community Development, 27, 161-167


Bernaud J-L., Lhotellier L. et al. (2015). Psychologie de l’accompagnement, concepts et outils pour développer le sens de la vie et du travail (1ère éd.). Paris, France : Dunod.


Clot Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir (5ème ed.). Paris, France : Presses Universitaires de France


Clot Y. (2010). Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux (1ère éd.). Paris, France : La découverte.


Crawford M. (2009). Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Paris : La Découverte


Dejours C. et Genet I. (2012). Travail, subjectivité et confiance. Dans G. Arnaud et M. Dubouloy (dir.), Le management « hors sujet » ? (1ère ed.). Toulouse, France : Eres.


Lhotellier L., Arnoux C., et Bernaud J-L. (2016). Implanter un dispositif pour développer le sens du travail et de la vie. Dans J-L. Bernaud, P. Desrumaux et D. Guédon (dir.), Psychologie de la bientraitance professionnelle, concepts, modèles et dispositifs (1ère éd., p. 228-243). Malakoff, France : Dunod.


Molinier P. et Flottes A. (2012). Les approches cliniques du travail en France. Revue Travail et emploi, 129, 51-66


Morin E. (2008). Sens du travail, santé mentale au travail et engagement organisationnel. (Rapport R-543). Montréal, Canada : IRSST


Morin E. et Gagné C. (2008). Donner un sens au travail. Promouvoir le bien-être psychologique. (Rapport n°R-624). Montréal, Canada : IRSST

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