Ce dont parle le livre
Dans cet essai, Claire Marin, philosophe, pose une question existentielle complexe et vertigineuse : qu’est-ce que se sentir à sa place ? « Être à sa place », « chercher sa place », « trouver sa place », autant d’expressions où se joue une profonde quête d’identité ou de singularité. Comme s’il existait LA PLACE, une « bonne » place. La philosophe nous propose d’envisager différents angles pour tenter de mieux saisir cette notion clé.
La place comme endroit ?
Il existe des espaces dans lesquels nous avons l’impression que nous pouvons retrouver notre essence, des lieux « fixes » qui nous rassurent et nous alignent. Et d’un autre côté, il y a ces endroits « transitoires » où le quotidien familier s’éloigne. Ils laissent de la place à d’autres facettes de nous-mêmes pour nous permettre de sortir de déterminismes ou d’autocensures et de créer un chemin d’existence inattendu.
La place comme volonté ou alors fruit de hasards ?
Trouver sa place au fil des circonstances ou des rencontres, sans l’avoir prémédité, sans forcer. Et ainsi la découvrir par inadvertance plutôt que par une volonté purement obstinée.
La place comme ordre ou surprise ?
Il y a l’ordre « assigné » en fonction de notre rang de naissance ou des circonstances. Soulignons que l’ordre peut lui aussi avoir deux facettes : l’un rassurant, l’autre étouffant. Ordonner peut nous donner une illusion de maîtrise. Ceci-dit, la surprise et notre singularité peuvent difficilement se frayer un chemin.
La place comme engagement ou dégagement d’une trajectoire déjà toute tracée ?
La notion de place s’inscrit aussi dans la relation à soi, à autrui, à un groupe, à une lignée. Elle nous lie avec une inscription dans la durée. Or exister, au sens étymologique, renvoie à l’idée de « sortir de ». Et si rester à sa place, en étant engagé dans une trajectoire, était synonyme d’emprisonnement ou d’absence véritable à soi ? Et si au lieu de suivre un chemin tout tracé, il fallait en sortir ? « Tracer la route » pour véritablement exister ?
La place comme « dimension » féminine à prendre dans le monde ?
Comment prendre sa place en tant que femme alors que l’injonction à la discrétion a longtemps dominé ? Comme le faire alors que le corps féminin a été un territoire dont les femmes ont été dépossédées ou dont les limites n’ont souvent pas été respectées ? Et comment prendre sa juste place dans l’envahissement des préoccupations familiales auxquelles elles sont souvent soumises en héritage des générations passées ?
La place comme modalité d’être dans l’agir ?
Ici il s’agit d’une invitation à penser la place comme une présence à ce que l’on fait ; une activité où s’actualise un sentiment de puissance ou d’appartenance. Cela peut être aussi une présence à soi et à l’autre qui donne une place évidente et légitime dans la relation. Se sentir à sa place grâce à l’amour où l’existence prend tout son sens.
La place comme expérience de vie intérieure ?
Quel est l’« espace du dedans » que j’occupe habituellement ? Une sensation liée à une partie du corps à laquelle je suis connectée ? Un ressenti émotionnel ? Nous nous exprimons et nous évoluons dans le monde à partir d’un paysage intérieur auquel l’autre a difficilement accès d’ailleurs.
La place comme expression vocale et rapport au corps ?
Être à sa place peut se vivre lorsque notre voix sonne juste et qu’elle se fait entendre. Cela signifie qu’elle n’est pas modulée, rendue inaudible ou silencieuse par les voix dominantes d’aujourd’hui ou d’antan. Se pose aussi la question de se sentir bien dans sa peau dans un corps donné. Comment accorder son apparence extérieure avec son identité intérieure ?
Alors, l'enjeu est-il une question de place ou de déplacement ?
Peut-être avons-nous besoin d’une place réelle ou symbolique, comme un cadre pour nous contenir et nous rassurer. Et l’enjeu serait aussi de sortir des cases qui enferment. Cette aspiration à une place - lieu à la fois réel, imaginaire ou intérieur - où se rencontrent nos cercles d’appartenances et nos lignées ancestrales, qui se déforment ou se brisent au gré des circonstances ou des rencontres, est peut-être avant tout une question de déplacement. « C’est dans le déplacement, dans l’épreuve de tout ce qui nous fait sortir de nous-mêmes que se joue la constitution du sujet ».
Ce qui m’a parlé en tant que psychologue
« Être à sa place » est un titre qui a attiré mon attention, tant c’est un sujet présent dans l’espace de mon cabinet. Son sous-titre « Habiter sa vie, habiter son corps » m’a donné envie de l’explorer. Et c’est ce que réalise Claire Marin dans cet essai. Elle explore la thématique et l’envisage sous différents angles (philosophique, psychologique, sociologique, …) à partir d’expériences diverses (vécues ou imaginées). Parmi ces différents éclairages, beaucoup ont résonné avec ma vision sur le sujet en tant que psychologue : relativiser cette idée de LA place en envisageant plutôt DES places possibles à un instant t.
La question de nous sentir en accord avec nous-même, d’avancer son notre propre chemin est souvent au cœur de nos aspirations. Comment savoir, sentir, ressentir que nous sommes bien à notre place là, ici et maintenant ?
Nous pouvons vivre des périodes ou instants de vie où nous ne nous sentons pas à notre place. Comme si quelque chose ne sonnait pas juste ou ne résonnait pas en nous. Dans ces circonstances, nous pouvons avoir la tentation de partir ou de disparaître. Au lieu de suivre ce « réflexe » de fuite immédiatement, peut-être pouvons-nous essayer de véritablement « habiter notre vie et notre corps » ; au sens de nous connecter pleinement avec tous nos sens, à nos sensations, nos sentiments et nos pensées dans l’instant présent. Développer notre capacité de présence à nous-même, aux autres, à notre environnement, me semble essentiel pour ajuster et affirmer notre place en permanence. Il s’agit alors d’essayer d’« Incarner une place », en cohérence, ici et maintenant.
Grâce à ce livre, nous pouvons prendre conscience de la composante multidimensionnelle et « polarisée » de la notion de place. Se sentir à notre place en nous enracinant ET en désertant parfois, en nous appuyant sur des repères familiers ET en nous aventurant, en gardant un cap ET en nous laissant surprendre par les rencontres ou les circonstances, en accueillant notre lignée en héritage ET en choisissant de tracer notre voix en conscience. Apprendre à accueillir et accepter ces polarités qui se jouent en nous et s’expriment soit tour à tour ou en même temps est un travail que je propose aux personnes que j’accompagne.
Cet essai fait prendre conscience de la complexité de cette notion de place où l’Histoire, le social, le culturel, le trans-générationnel, le psychologique… s’entremêlent. Dans cette notion, se joue aussi la réponse à nos besoins identitaires fondamentaux : d’appartenance, d’existence, de reconnaissance et d’individuation. Nous pouvons sentir que ces besoins sont parfois en tension chez nous. Il me vient ici une phrase de Vincent de Gaulejac, sociologue : « L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet ».
Habiter notre corps, écouter les élans de notre âme et contacter notre puissance d’agir, c’est ce qui nous permettra sans doute de prendre notre juste place au quotidien.
Quelques citations issues de cet essai
« Dans la question de la place se joue celle de notre singularité mais aussi de notre insertion au sein d’une société, d’une famille, d’un groupe auquel nous appartenons ou souhaitons appartenir ».
« Mais il n’y a pas de jeu sans déplacement, en avant, en diagonale, ni sans retour en arrière, comme il n’y a pas de je sans détours ni bifurcations. Notre place est celle qui porte en elle toutes les secousses et tous les sursauts de ces mouvements intérieurs, de ces élans et de ces fixations éphémères ».
« En effet, les lieux ne sont pas innocents : par les interactions qu’ils autorisent ou interdisent, ils m’enferment dans la place que j’occupe, ou rendent visibles celles que je pourrais investir ».
« Le « lieu » où nous devons être, selon une nécessité intérieure propre à chacun, se manifeste par le sentiment de puissance qu’il dégage ».
« Notre vie psychique est faite de déplacements intérieurs incessants, de ces tensions d’une polarité à l’autre ».
« Si je savais où l’autre se trouve, dans quel palais de l’âme ou dans quel ventre obscur, si j’avais accès à cette « place » qui est la sienne, à son état intime, je pourrais peut-être m’accorder à sa disposition intérieure et m’adresser à lui en des termes qui résonnent ».
« Mon héritage est une élaboration personnelle, où les voix anciennes ne s’imposent pas à moi, mais murmurent des récits que je choisis ou non d’écouter ».
« On se sent à sa place sans doute dans l’amour, grâce aux gestes d’affection. Grâce à ce sentiment d’une chaleur intérieure, grâce à l’intensité de cette présence à soi et à l’autre qui nous traverse, grâce à cette évidence de notre légitimité, de notre nécessité à cette place. Cette place est bien la mienne, c’est bien là que je dois être, mon existence et ma présence ici ont un sens singulier. Dans l’amour, je suis irremplaçable ».
Cette fiche, loin d'être une synthèse exhaustive, est une sélection subjective des points qui ont retenu mon attention.
MARIN, Claire, Etre à sa place, habiter sa vie, habiter son corps, Editions de l'Observatoire, 2022 ; Le livre de poche, 2023.